« Crise totale », « négociations mouvementées », « dette astronomique » titraient les quotidiens en 2001, au moment où l’Argentine traversait une période tourmentée. Dix ans plus tard, la conjoncture politique fait mentir la réputation d’instabilité du gouvernement argentin. La présidente actuelle Cristina Fernandez de Kirchner est en bonne voie d’obtenir haut la main un second mandat, pour une troisième présidence sous le nom des Kirchner.
L’actuelle présidente a dominé les élections primaires du 14 août dernier, obtenant 50,07 % des voix… et donnant l’impression que sauf cataclysme, la tendance ne pourra s’inverser. À quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, les plus récents sondages lui donnent une avance de plus de 40 points sur son plus proche concurrent. La « Reina Cristina » pourrait donc remporter la présidentielle dès le premier tour dans un vote plutôt consensuel.
Cacerolazos[1] : 10 ans plus tard
Le règne Kirchner a commencé avec la présidence du mari de Cristina, Nestor Kirchner, arrivé au pouvoir lorsqu’une crise économique a ébranlé le pays en 2001. On se souviendra de la déroute des banques argentines alors que le peso argentin accusait une dévaluation catastrophique. Résultat d’une décennie de surévaluation, la fin d’un régime artificiel de convertibilité avait entraîné une inflation incontrôlable et gonflé la dette extérieure à des proportions astronomiques. L’Argentine déclarait un défaut de paiement de sa dette extérieure.
La capitale du pays, Buenos Aires, fut prise d’assaut par des millions de personnes protestant contre une crise qui les laissait sans pouvoir d’achat : « Que se vayan todos (qu’ils s’en aillent tous) » scandaient les manifestants. Après ce que l’historien José Luis Romero nomme « des années dorées», les années 90, succédait ainsi une « intense condamnation de la classe politique, sans distinction ».
Nestor Kirchner, mari de l’actuelle présidente, se présentait comme l’incarnation du changement. « Beaucoup aimaient son discours contre le pouvoir établi et ses idées pour redresser l’économie du pays… mais avec des réserves, on ne pouvait pas y croire totalement » se souvient Federico Ravera, argentin doctorant à l’École Polytechnique de Montréal. Le président Kirchner, dès son élection en 2003, respecte néanmoins plusieurs de ses engagements que l’on croyait intenables. Il relance notamment les procès de dirigeants militaires de la dernière dictature (1976-1983). Il s’attèle aussi à la lourde tâche de dépolitiser la magistrature dans un processus public. Appuyé d’un discours qui « s’adresse à tous les Argentins », comme il aimait marteler, il réussit à ramener un peu plus de confiance dans la justice et les institutions politiques du pays.
Survient en 2007 l’élection de Cristina Fernandez de Kirchner, son épouse, déjà fermement impliquée en politique. Si certains craignent à l’époque que le couple Kirchner se transforme en dynastie dirigeante, Nestor souhaitant reprendre la présidence après le mandat de sa femme, sa mort subite l’année dernière change les pronostics. Au lendemain de son décès, un éditorial de La Nacion, quotidien réputé conservateur, affirme que cette commotion sans précédent face à la mort de quelqu’un qui n’est pas le président démontre que «Nestor n’a jamais abandonné le pouvoir ». Une mort qui n’aura finalement pas atténué, si ce n’est momentanément, la bonne humeur de leurs partisans. En Argentine, la filiation politique se polarise aujourd’hui entre les kirchnéristes – les «K» – et les anti-kirchnéristes.
Une poigne de fer aux ongles peints
Du couple Kirchner décrit comme « animal politique bicéphal » par l’ancien ministre des affaires étrangères, Rafael Bielsa, à « la Reine Cristina », du nom de sa biographie, la présidente a dès le début fait partie du paysage kirchneriste. Se présenter comme l’héritière du péronisme, en ce qui a trait à la défense de la classe ouvrière, ne l’empêche pas d’avouer son faible pour les sacs à main Prada ou pour la chirurgie esthétique. Toujours superbement vêtue, cette femme de pouvoir ultra-féminine n’en est pas moins réputée pour présenter des projets de lois controversés. « Elle dérange ceux qu’elle doit déranger », défend Lautaro Pane, musicien habitant Buenos Aires. Et surtout : « ils prennent des mesures difficiles mais nécessaires en misant sur l’inclusion sociale ». Consensus derrière, lutte acharnée devant.
Pour illustrer sa combativité il suffira de rappeler le bras-de-fer qu’elle a engagé en 2008 avec le puissant lobby agro-industriel. Elle avait haussé la taxe à l’exportation du soya déclenchant une crise d’envergure qui a paralysé le pays durant des semaines. Les grands agriculteurs l’ont accusée d’opportunisme. C’est que l’augmentation des coûts survenait après que les terres aient été déjà semées, lorsque que la récolte était prometteuse vu le prix très élevé du soya sur le marché mondial. D’autres citoyens virent plutôt la hausse comme une manière de redistribuer les juteux profits du soya et de freiner ce qu’on dénonce parfois comme la «soya-isation» de l’économie. Crainte de monoculture, et préoccupations environnementales font dire à Greenpeace que les «K» n’en font toutefois pas assez pour améliorer le modèle d’agriculture. Il reste que, opportuniste ou non, écologiste ou non, Cristina a osé s’en prendre à l’élite traditionnelle des grands propriétaires terriens.
Économie et politique
Ces barrières à l’exportation établies par le gouvernement «K» s’expliquent dans une optique d’économie nationaliste. Les politiques de développement de l’industrie nationale ont créé de nombreux emplois et renforcé un marché intérieur auparavant fragile. Bien que des multinationales soient en réalité propriétaires des usines, dorénavant, les biens de consommation ainsi que les produits alimentaires affichent fièrement la mention Industrie argentine. Si le repli sur soi économique ne semble pas au goût du jour, les indicateurs de santé économique donnent tout de même raison au pouvoir.
Il est paradoxal de constater que le mauvais élève du Fonds monétaire international (FMI), nom donné à l’Argentine depuis son incapacité à payer sa dette extérieure en 2001, a cette année la meilleure croissance économique du continent. Dans son plus récent rapport statistique, le FMI est forcé d’admettre que le pays du tango est celui où le revenu moyen par habitant est le plus élevé de la région, et les niveaux d’inégalité et de pauvreté, les moindres. Une situation pour le moins embarrassante pour le FMI qui insiste depuis des années pour que l’Argentine mette en œuvre des politiques d’ajustement fiscal et monétaire. Pour Lucas Salmi, psychanalyste à Buenos Aires, « l’heure était venue que nous arrêtions de nous faire dicter quoi faire et comment ».
Dans une Argentine traumatisée par la crise de 2001, la santé impudente de l’économie ne serait-elle pas garante de la popularité de Madame de Kirchner ? Lucas Salmi, bien qu’il avoue « que l’économie du pays est trop dépendante de celle du Brésil », dit avoir du moins retrouvé son optimisme. «Le gouvernement «K» a mis la table pour réactiver l’économie et c’est pourquoi le consensus est clair» ajoute-t-il. L’équipe du Front pour la victoire, la coalition kirchneriste, donne l’impression que l’Argentine, un pays qui a tout pour réussir vu l’immensité de son territoire, ses ressources naturelles et sa population éduquée, est enfin en voie d’obtenir sa juste part. Et pas seulement pour les plus favorisés. Avec la réélection de la présidente c’est un «approfondissement du capitalisme keynésien» que souhaite Federico Ravera, doctorant argentin.
Les Argentins souhaitent que le projet d’offrir un «filet social intégral», comme le nomme les «K», ne soit pas que de la poudre électoraliste aux yeux. L’initiative considérée la plus importante est celle de l’allocation universelle pour les enfants. Cette allocation conditionnelle à la fréquentation scolaire de l’enfant est remise aux parents à faible revenu : chômeurs, travailleurs informels ou personnel domestique. Selon une étude payée par le Conseil national de recherche scientifique et technique, cette mesure a fait sortir de la pauvreté entre 1,4 et 1,8 millions de personnes. Si l’on craint que cette politique encourage les familles à une forte fécondité dans le but de toucher un montant plus élevé, l’UNICEF reconnait lui aussi son impact substantiel sur la qualité de vie. Son rapport sur la question souligne néanmoins l’importance d’améliorer l’accès à des services d’éducation et de santé de qualité.
Autre mesure controversée : la nationalisation des caisses de retraite, qualifiée de «séisme» par l’analyste Manuel Riesco du Centre d’études national de développement alternatif (Chili). Les opposants à cette nationalisation appréhendent la capture de centaines de millions de dollars par le pouvoir. Selon la loi, « cet argent ne pourrait toutefois pas être utilisé pour faire face à des problèmes financiers » observe Manuel Riesco. Par cette reprise, quatorze ans après la privatisation des fonds de retraites, les «K» disent vouloir éviter que l’épargne des travailleurs argentins soit soumise au capitalisme financier : « les entreprises passent, les gouvernements demeurent » argumente la présidente Kirchner.
Au-delà du portefeuille, les symboles
Cristina F. de Kirchner est devenue «l’incarnation même du peuple, de l’Argentine, ou du moins son symbole», affirme Morgan Donot, doctorante à la Sorbonne spécialisée dans l’analyse des discours politiques latino-américains. Présidente Kirchner réussit à faire rêver. Dans une capsule publicitaire de la présente campagne électorale, on la voit souriante faisant la fête. Sa voix au ton appuyé rappelle «qu’un peuple qui n’a pas de joie et d’estime de soi est facile à dominer». Elle appelle à faire « front pour la joie», une référence sans équivoque au nom de sa coalition, le Front pour la victoire. Son discours capitalise sur « l’orgueil d’être né en Argentine », sur la « force de la patrie ».
Joint par courriel, le professeur de politique latino-américaine d’une université argentine Jorge Battaglino fait lui aussi valoir que la très probable réélection de Kirchner est due « à ce que ce gouvernement satisfait simultanément des aspects matériels et moraux ». Il ajoute «qu’il y a des raisons symboliques, comme par exemple le retour de l’idée que la politique possède un réel potentiel de transformation sociale». Idée appuyée par l’implantation de réformes, hors du domaine économique, qualifiées jusqu’alors d’impossibles, notamment la loi des médias. Cette loi anti-monopoles a évidemment déclenché un tonnerre de protestations de la part des grandes entreprises de presse établies, déjà en majorité anti-kirchnéristes. On accuse les «K» de vouloir s’accaparer les ondes.
Depuis le mois d’août 2009, la télévision publique a acheté les droits de diffusion en direct des tournois de soccer, dans le cadre du programme public «Futbol para todos (soccer pour tous)». Inutile de préciser que l’accès gratuit à la transmission des partis de soccer a créé une vague de sympathie de la part des amateurs de ce sport, très nombreux au pays de Maradona. Sans parler des fastes célébrations du bicentenaire de l’indépendance, qui ont accaparé l’attention durant le mois de mai 2010. Ainsi, que ce soit dans son discours mobilisateur ou par l’accaparement de symboles forts, on ne peut manquer de noter que la présidence « revêt une certaine teinte populiste » comme l’observe Pierre Boisson de l’Observatoire des Amériques.
Le danger dans ce cas ne serait pas tant les politiques audacieuses que « l’instrumentalisation des classes défavorisées », ou dit autrement, charmer les pauvres dans des visées électoralistes. Si le populisme est souvent utilisé de manière péjorative dans la tradition politique anglo-saxonne, Lucas Salmi, lui, ne voit pas « ce qu’il y a de mal à prendre le parti du peuple ». Donner une voie aux défavorisés n’est pas mal en soi. Il faut toutefois surveiller que des moyens irréguliers ne servent cette fin.
Transparency International appelait, dans son dernier rapport sur l’Argentine, à faire preuve de vigilance. Des employés de l’Institut national de statistiques et de recensement se sont en effet plaints de l’intervention du gouvernement, qui a changé la méthodologie du calcul de l’inflation. Un écart important entre les données officielles et d’autres sources indépendantes a été rapporté par des universitaires et des consultants en économie. L’inflation revient hanter la crédibilité du pouvoir politique et beaucoup d’Argentins doutent des informations officielles. Comme quoi une dose de scepticisme ne les empêchera pas de voter pour Cristina Fernandez de Kirchner.
[1] Nom donné aux intenses protestations populaires en 2001 et 2002 en Argentine. La grogne généralisée avait donné lieu à des manifestations spontanées durant lesquels des milliers de personnes faisaient retentir le bruit de leurs casseroles – littéralement «coup de casserole».
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Cours analyse de l’actualité – pour Marc Laurendeau – remis le 17 octobre 2011
CFK a remporté haut la main dès le premier tour de l’élection présidentielle du 23 octobre 2011.